
Alaska
Illumination polaire au pays de la démesure
L’Alaska, cette terre sauvage, extrême jusqu’à son emplacement sur une carte du monde, est l’un des lieux de notre planète où l’aventure totale semble encore envisageable. Méconnue sous bien des aspects et peu visitée hormis sur sa côte sud, elle offre des perspectives d’aventure nordique sans fin. Entre amis, nous avons eu le bonheur et l’ardeur d’y tracter nos pulkas en juin et sur des glaciers dont l’ampleur dépasse l’entendement.
Il y a cinq ans, épris de découvertes et d’aventures polaires, j’entreprenais non sans appréhensions de me rendre sur cette grande terre : presque trois fois la France pour quatre-vingt-dix fois moins d’habitants. L’Alaska, La Dernière Frontière comme ils l’appellent là-bas. Lors de ce voyage initiatique, qui fut ma première expérience nordique, le Denali, encore nommé Mont McKinley[1], s’offrait à mes yeux ébahis. C’était en hiver et les masses de neige qui le couvraient le présentaient sous son jour le plus austère et hostile. Jeune, seul, passionné et l’esprit plein de rêves, l’aventure se dressait alors face à moi. Celle, un jour, d’aller voir cette mythique montagne de plus près. L’exploration est partout, la splendeur là où notre cœur est enclin à la voir. Jamais ce souvenir ne m’a lâché. Bien lui en a pris.
1912 jours ont passé. Je ne suis plus seul mais accompagné de ceux qui, à mes yeux, constituent la plus belle des équipes. Mes amis les plus proches. La passion des grands espaces et de la montagne sont à mon sens d’intenses moments de partage, de communion, de disputes et d’osmose. De vie en somme. Au Denali, nous allons être servi.
Nous sommes six. Deux américains, un argentin et trois français. Pour faire court, nous autres français sommes amis d’enfance. Ilan est cet homme qui, un soir de janvier 2014, m’a offert à manger pour ne pas me laisser en difficulté en de hautes altitudes andines. Je m’étais alors fait chiper des vivres. Ce personnage est devenu une référence à mes yeux, le père moral et spirituel que je n’ai jamais eu. Nos deux comparses américains sont ses amis.
[1] Historiquement nommé Denali par les Koyukon Athabaskan, la montagne a changé de nom officiel en 1896 pour devenir le Mount McKinley. Son appellation ancestrale lui a été remise en 2015.
Dès les présentations faites, la découverte débute. Il est curieux et fascinant d’observer à quel point notre culture impacte notamment notre manière d’appréhender les échéances auxquelles nous faisons face. La richesse de notre équipe réside également dans cet aspect-là du voyage, le multiculturalisme. Ouvrir grand les yeux et les oreilles pour comprendre et prendre ce qu’il y a de bon chez nos amis qui vivent de l’autre côté de l’océan. Sans tomber dans de banales généralités (un pléonasme ?), il est enrichissant d’échanger et d’observer que nos compères américains n’ont qu’une idée en tête : le sommet. Pour notre part, nous sommes venus voir. Nous irons là où nous ressources personnelles nous mènent. « En prendre plein les mirettes », telle est notre devise, tout en étant prêt à nous dépasser. Quelle approche est la bonne ? J’imagine que les deux peuvent l’être, pourvu qu’elle corresponde à l’objectif que nous nous sommes fixés.
Dès les présentations faites, la découverte débute. Il est curieux et fascinant d’observer à quel point notre culture impacte notamment notre manière d’appréhender les échéances auxquelles nous faisons face. La richesse de notre équipe réside également dans cet aspect-là du voyage, le multiculturalisme. Ouvrir grand les yeux et les oreilles pour comprendre et prendre ce qu’il y a de bon chez nos amis qui vivent de l’autre côté de l’océan. Sans tomber dans de banales généralités (un pléonasme ?), il est enrichissant d’échanger et d’observer que nos compères américains n’ont qu’une idée en tête : le sommet. Pour notre part, nous sommes venus voir. Nous irons là où nous ressources personnelles nous mènent. « En prendre plein les mirettes », telle est notre devise, tout en étant prêt à nous dépasser. Quelle approche est la bonne ? J’imagine que les deux peuvent l’être, pourvu qu’elle corresponde à l’objectif que nous nous sommes fixés.
En 1913, lorsque les pionniers Hudson Stuck et ses compagnons avaient atteint le sommet du Denali, il leur avait fallu 86 jours, dont plus de la moitié uniquement pour atteindre le pied de ce colosse. Il n’était alors qu’aux prémices de leur périple puisque le Denali est la montagne présentant le plus grand différentiel d’altitude entre sa base et son sommet : 5500 mètres les séparent. Non par paresse mais davantage par manque de temps et de compétences en conduite de traineaux à chiens, nous avons pris l’option des temps modernes. Moins respectueuse de l’environnement, à notre grand dam, mais ce petit avion parcourt 45 jours en 30 minutes. Quoi qu’il en soit, ce vol est majestueux, magique et inoubliable. Ces sommets effilés du centre de l’Alaska présentent des arêtes qui semblent infinies, retenant d’immenses meringues de glaces, sans communes mesures pour nos yeux ébahis.
Ilan, mon ainé de 20 ans et guide quasiment depuis ma naissance, reste lui aussi bouche-bée face à tant de beauté. Alors, ne serait-ce qu’aller voir, voir cette montagne que les peuples ancestraux ont nommé Le Denali est un voyage, une invitation au rêve. On notera que ce nom, Denali, a comme signification La grande montagne. Elle l’était pour eux, au sens propre comme au sens spirituel. Elle l’est également pour nous dès les premiers regards. Alors de tout mon cœur, je vous souhaite d’avoir la chance de l’apercevoir un jour, au moins. Dans des considérations plus modernes, le Denali fait parti de ce que les alpinistes nomment les « 7 summits », à savoir le plus haut sommet de chacun des continents.
Une fois notre avion reparti, il est temps de s’élancer sur ce beau glacier de Kahiltna, long de 71 kilomètres ! Nous en remontrons une bonne trentaine. Cet itinéraire est splendide. Je me sens comme suspendu sur cette immensité de neige bordée par d’immenses éperons rocheux retenant pour certains de gigantesques séracs. Au cœur de cet océan de glace, les repères n’existent plus, les distances ne sont qu’illusion. Seule la magie opère et la splendeur nous submerge. Chaque jour les efforts se ressemblent mais les sensations changent. Nous prenons de la hauteur tout en conservant la totalité du chemin parcouru à portée de vue. Cela met en perspective l’ensemble de notre itinéraire. L’environnement est en constante évolution, pour le plaisir des yeux, moins pour celui des cuisses. La pente s’enraidit alors même que nous ne voyions aucun relief à l’horizon puis laisse à nouveau place à une immense étendue de neige. Le Denali nous malmène, pour notre plus grand plaisir.
Notre cheminement s’étalonne en quatre camps successifs. Jusqu’au camp 2, nous nous déplaçons de nuit. Les températures de jour sont trop élevées ce qui génèreraient trop de sudation et rendraient moins sécurisé les passages de crevasses. Hormis celles-ci, aucune difficulté technique n’est à relever avant le camp 3. Il me semble cependant nécessaire de posséder les techniques d’encordement et de sécurité sur glacier pour évoluer en toute sérénité dans cet environnement.
« Je me lève avec l’impatience
Éric-Emmanuel Schmitt
de découvrir ce qui
m’émerveillera ce jour »
La deuxième partie, au-delà du camp 3 à 4300 mètres d’altitude, devient plus alpine. Une réelle expérience de haute montagne y est requise. Nous entrons dans le domaine du ski de randonnée alpin…
Ce camp 3 est également celui où nous passerons le plus de temps. Cinq jours, entre repos et attente d’une météo clémente. Il s’agit de l’occasion rêvée pour penser et réfléchir. C’est également le temps des grandes discussions. Il serait prétentieux de dire que nous philosophons alors disons plutôt que nous nous creusons l’esprit en vue de comprendre notre présence en ce lieu. Le fameux « Qu’est-ce qu’on fout là les gars ? » C’est ainsi qu’après plus d’une heure à échanger avec Ilan, nous en venons à l’aboutissement que le sommet est un prétexte. Celui qui fait que nous sommes ici. La plus belle des excuses pour s’offrir de telles aventures, de tels moments, qui ressemblent à des parenthèses, dures et engageantes certes, mais enchantées dans nos vies. L’idée pour notre cordée est de vivre. Vivre pleinement ce rêve commun que nous avons si longuement imaginé. Mon esprit, bien que voyageur et rêveur, n’aurait jamais pu imaginer une telle magnificence. Il faut le voir pour le croire. Il reste cependant malaisé de prendre la pleine mesure de ce monde qui nous entoure. On se sent si petit dans cette immensité mais si grand à l’intérieur. Tout simplement reconnaissant et heureux d’être là.
Mais ce rêve éveillé a une fin ! Et lorsque les yeux s’ouvrent, la toundra Alaskienne nous les remplit à nouveau. A la suite du court vol retour au pied du Denali, nous profitons de quelques jours de battement avant de rentrer à la maison. Nous partons donc explorer cette géante contrée couronnée par le Denali. Deux éléments nous aurons marqués : les lumières nocturnes sous ces latitudes et la faune, massive, tant par son nombre que par la taille des spécimens qui la compose. En effet, dès notre première randonnée, nous observons non loin trois ours noirs. Sans vous infliger une liste exhaustive de la faune que nous avons croisée, il est fascinant de contempler la puissante migration des saumons, le vol des pygargues (cet aigle à tête blanche et bec jaune, emblème des Etats-Unis), ou encore la course d’un grizzly aux trousses de trois caribous. Mais ce sont bien les bœufs musqués qui m’auront laissé sans voix ! Paisible en apparence et robuste, ils sont les témoins malmenés du temps qui passe depuis plus de douze millénaires !
Et maintenant ? Après toutes ces émotions générées et ressenties en si peu de temps grâce à cet environnement hors du commun, un certain vide s’installe. Alors quelle suite après avoir tant découvert sur nous-mêmes, sur la vie et sur la montagne ? Il me semble sincèrement que l’Alaska est une terre d’aventure et d’exploration. Ce voyage, initiatique à biens des égards, en amènera probablement d’autres très prochainement et notamment dans des lieux où mon regard s’est posé au cours de ce mois enchanté.
Le soleil de minuit, des étoiles plein les yeux.
Il est deux heures du matin en cette neuvième nuit. Je sors de la tente. Il y faisait -18°C. Le temps s’arrête. Il me semble que tout le monde dort et j’ai l’impression que tout s’est apaisé. Seule la montagne ne se repose jamais. Par-delà les cimes, d’immenses nuées blanches s’envolent : le vent façonne à sa guise la neige fraîchement tombée. Je me dresse alors face au glacier que nous avons sillonné pendant cinq jours. Le Mont Foraker le surplombe et me fait face. De jour, il est immense et puissant. En cette nuit, il a revêtu ses plus beaux habits. Ceux de lumière. D’intenses lueurs roses dansent sur les pentes de son immense face Ouest. Je reste bouche-bée face à tant de beauté. Une larme m’échappe. Ces couleurs de la nuit polaire, entremêlant jaune doré et rose éclatant, m’offrent une parenthèse enchantée dans cet environnement de rudesse.
Le temps n’a plus d’emprise, le froid ne se fait plus ressentir. J’ai l’étrange impression d’être seul au monde, subjugué par ce que la nature offre à mon regard hagard. Ce moment me semble durer une éternité alors qu’il a probablement duré tout au plus une minute. Il me sera impossible d’oublier cet intense instant, au cours duquel un sentiment de plénitude m’a envahi comme jamais auparavant. Je retourne m’allonger bien au chaud dans mon sac de couchage. Le ciel, trop illuminé en ces latitudes n’offre pas d’étoiles à notre vue mais des milliers ont envahi mes yeux et mon esprit. Je me rendors, la tête sereine, le cœur léger.
Steven Giordano